Ce nom ne doit rien au hasard. Il résonne comme un hommage discret à Don Camillo, le célèbre personnage incarné par Fernandel — ce prêtre droit, tenace, tendre et incorruptible.
Comme lui, Camillo est un homme de conviction, un homme seul parfois, mais jamais amer.
Ils partagent une même force tranquille, une même fidélité à leurs principes, une même humanité.
Camillo la regarda longuement, puis soupira doucement.
— Tu sais ce qui m’a le plus blessé ? Ce n’est pas la colère de Minou. Ni même les étiquettes qu’on m’a collées. C’est leur silence. Leur façon de s’unir contre moi comme si j’étais devenu une menace.
Et maintenant, ils disent que je suis lâche ? Alors que je suis resté calme ? Que je me suis retiré sans un mot ?
Ils ont crié, accusé, calomnié. Et c’est moi qu’on appelle lâche ?
Véra hocha la tête.
— Parce que tu ne t’es pas écrasé. Parce que tu ne t’es pas excusé de penser autrement.
Camillo sourit avec amertume.
— Voilà le crime : ne pas se renier.
Le silence revint. Mais ce silence-là était réparateur. Il ne pesait plus comme un jugement, il enveloppait deux êtres qui, enfin, s’étaient retrouvés dans la vérité nue.
Progressivement, Camillo observait des phénomènes étranges autour de lui. Ni brutal, ni spectaculaire. C’était insidieux, comme une buée qui s’installait lentement sur une vitre autrefois limpide. Son univers semblait différent. Les visages étaient plus fermés, les gestes plus secs. Il avait l’impression de côtoyer des personnalités en pleine mutation — comme si le monde entier passait par une sorte de mue nerveuse et silencieuse. Une morosité rampante s’était glissée jusque dans les interstices du quotidien.
Dans la rue, les gens lui semblaient plus irritables, parfois même franchement agressifs, pour des détails dérisoires : un regard, une remarque anodine, un silence mal placé. On marchait vite, les yeux fuyants, les écouteurs vissés dans les oreilles comme des boucliers. Camillo, lui, observait. Il avait ce luxe-là, ou cette malédiction : ne pas être totalement absorbé.
Au sein de sa propre famille, autrefois si unie, les contacts se faisaient rares. Les repas étaient devenus espacés, les échanges réduits à quelques messages polis. L’étrangeté n’était pas seulement dans les rues de Bruxelles, elle était entrée jusque dans son salon. Camillo le sentait : quelque chose s’était rompu, sans fracas, sans cris. Juste un éloignement, comme un fil qui se détend et finit par lâcher.
Et puis, il y avait ces situations inédites, qu’il ne cherchait pas, mais qu’il croisait de plus en plus souvent. Des couples qu’il avait connus, bouleversés par des transitions, des identités redessinées. Des passants aux allures désormais très affirmées, totalement décomplexées — et pourquoi pas, pensait-il — mais le tout dans une ambiance où la moindre question devenait un soupçon. Il y avait aussi ces lignes colorées, peintes devant les écoles, arc-en-ciel flamboyants que Camillo piétinait sans y penser, avant de se raviser, mal à l’aise sans savoir pourquoi.
Partout, des codes nouveaux, des normes inédites. Il n’était pas contre, non. Mais il n’avait pas le droit de demander « pourquoi », ni « comment ». Puisque s’interroger devenait en soi suspect. Il ne jugeait pas, il cherchait à comprendre. Et c’était bien cela, une fois de plus, qui le désignait comme un fauteur de trouble.
Alors il se taisait. Il regardait. Il prenait note.
D’ailleurs, lors de discussions entre amis, les réactions étaient quelquefois électriques, catégoriques, et bien tranchées. Suite à sa mésaventure avec Minou et le reste du groupe, Camillo avait appris — non sans douleur — à calibrer ses propos. Quand il s’agissait de géopolitique, des élections, des menaces de guerre ou même de la prochaine pandémie déjà annoncée, il savait où poser les virgules, quels mots choisir, jusqu’où aller sans franchir la ligne rouge invisible. Il ne disait plus tout. Il testait, il jaugeait. Il évitait de devenir, une fois encore, celui qu’on accuse.
Mais quand le genre entrait dans la conversation, alors là… c’était un autre terrain miné. Un terrain mouvant, parfois liquide, où les balises changeaient de place sans prévenir. Camillo le sentait : ici, la marge d’erreur était infime. Il ne s’agissait plus de donner son avis, mais de réciter le bon lexique. Qu’il s’agisse d’un homme, d’une femme, ou d’une constellation de nuances entre les deux, il fallait peser chaque mot. Très attention, donc. Ne sous-estimer personne. Mais au fond, se demandait Camillo, qui était cette personne ? Comment la définir ? Et surtout : avait-il encore le droit de poser la question ?
Il s’apercevait que les lettres de l’alphabet ne suffisaient plus. LGBTQIA+… et ce « + », lourd de tout ce qui restait à venir. L’humanité semblait marcher sur des œufs. Une chorégraphie délicate, dans une salle où l’on changeait les règles au fur et à mesure. Entre ce qu’il pouvait dire, ce qu’il ne pouvait plus dire, et ce qu’il n’aurait jamais pensé devoir taire, Camillo intégrait les nouveaux codes comme on apprend une langue étrangère en immersion forcée. Les indices étaient subtils : un froncement de sourcils, un regard qui se détourne, un silence un peu trop long. C’était ça, maintenant, la grammaire sociale.
La vraie difficulté, c’était que chacun possédait son propre point de rupture, unique, personnel, parfois absurde — et que rien ne l’annonçait. Il fallait le deviner à tâtons, en bavardant, comme on cherche une marche dans le noir. Avant de pouvoir se risquer à dire ce qu’on pense — ou ce qu’il en reste. Il suffisait d’un mot de trop, d’un doute mal formulé, et la confiance vacillait.
Deux êtres pouvaient être d’accord sur presque tout, et puis… un sujet précis surgissait, un seul, et c’était la rupture. Comme avec Minou. L’explosion. La division. Et dans ce cas-là, Camillo devenait l’accusé. Il ne comprenait pas d’où venait cette rage, ces années de frustrations soudainement projetées sur lui, comme si son simple doute avait réveillé un volcan. On le frappait d’anathème. At vitam. Définitivement.
Il restait alors, seul face à une incompréhension glaciale, tandis que l’autre, convaincu d’avoir vu clair, se retirait avec le sentiment d’avoir, encore une fois, défendu la bonne cause.
Ensuite, la santé, elle aussi, comptait ses phénomènes étranges.
Camillo ne pouvait s’empêcher de remarquer un climat nouveau, pesant, qui s’infiltrait jusque dans les conversations les plus anodines. Un ami — l’un de ceux qui, comme Minou et les autres, lui avait reproché ses choix, l’avait mis en garde, moqué parfois — venait de mourir. D’un cancer fulgurant. Camillo l’avait appris presque par hasard. Un autre, dans sa propre famille, luttait contre la même maladie. Et voilà que son ex-épouse, infirmière itinérante depuis plus de vingt ans, lui glissait un jour — d’un ton tranquille, comme une évidence — que ce type de cancer devenait de plus en plus fréquent parmi ses patients. Trop fréquent.
Et puis il y avait ces autres histoires. Toutes ces morts. Soudaines. Inexpliquées. Des gens jeunes. Ou en pleine forme. Ou à peine fatigués. Des collègues incapables de reprendre leur travail après ce qu’on appelait pudiquement « un problème de santé ». Un arrêt cardiaque. Un AVC. Une crise, tombée du ciel. Des cas sans logique apparente. Des épouses qui retrouvaient leur mari mort au réveil. Parfois encore tiède, dans le lit. D’autres, affalés sur le divan, télécommande à la main. Il y avait eu ce gamin, aussi. Retrouvé par sa mère, sans vie, au lever du jour. Il allait à peine à l’école primaire.
Et autour de lui, Camillo constatait que d’autres avaient remarqué. Des connaissances, des amis — pas les plus véhéments, ceux qui doutaient en silence — lui confiaient leurs impressions, leurs expériences. Des anecdotes étranges, racontées à mi-voix, toujours avec un regard en coin, comme s’ils risquaient quelque chose. Chacun semblait porter sa petite collection de bizarreries récentes, un carnet mental de faits troublants, sans pouvoir les expliquer tout à fait. Mais tous, sans exception, s’étaient fait la même réflexion : quelque chose clochait.
Mais dès que ces observations osaient franchir le seuil d’un dîner, d’une discussion de groupe, ou même d’un simple apéro entre amis… alors surgissaient les autres. Ceux qui s’énervaient. Qui répondaient sèchement que « les maladies ont toujours existé », que « les gens meurent, c’est la vie », et que « tout ça, c’est dans ta tête ». Et qui, surtout, refusaient de creuser davantage. Non pas par manque d’intérêt, pensait Camillo, mais par peur. Une peur nerveuse. Viscérale. Car il ne s’agissait pas de conclusions. Mais de questions.
Et justement, se disait-il… que se passait-il ?
Véra, curieuse, avait toujours cette manière douce d’interroger. Elle n’imposait rien, elle ouvrait des portes. Un soir, alors qu’ils marchaient lentement au bord du canal, elle s’était tournée vers Camillo et lui avait demandé, presque timidement :
— Dis, c’est quoi, la fenêtre d’Overton ?
Camillo sourit. Il aimait ces moments où Véra laissait entrevoir sa soif de comprendre. Il prit le temps de répondre, comme il le faisait toujours, avec des mots simples, pesés, clairs.
Il lui expliquait que la fenêtre d’Overton, c’était un concept utilisé pour décrire l’ensemble des idées qu’une société juge acceptables à un moment donné. Tout ce qui en sortait — trop avant-gardiste ou trop archaïque — était considéré comme impensable ou extrême. Mais cette fenêtre pouvait bouger. Et elle bougeait souvent. Par petites touches, sous l’effet des médias, du cinéma, des institutions, des réseaux sociaux, du langage, des débats publics, parfois même de la fiction. Ce qui était impensable hier devenait acceptable aujourd’hui, voire souhaitable demain.
Il lui parlait de cette mécanique insidieuse, lente mais efficace, qui déplaçait les repères moraux, les cadres de pensée. Non pas en imposant des lois, mais en changeant les perceptions. En modifiant ce que les gens croyaient être « normal ». Il lui disait qu’à ses yeux, c’était là l’un des plus puissants outils de manipulation : faire croire que l’on pense librement, alors qu’en réalité, on ne pense que dans le cadre qu’on nous a glissé sous les yeux.
On peut alors supposer que ces mouvements pour lesquels beaucoup s'engagent aujourd'hui a été subtilement suggéré pour établir une nouvelle norme.
Véra l’écoutait en silence. Elle hocha lentement la tête, comme si quelque chose se mettait en place en elle.
— Alors… on peut croire qu’on choisit, mais en fait… on ne fait que marcher dans un couloir ?
Camillo répondit d’un regard, grave mais bienveillant. Oui, c’était exactement ça.
Et dans ce couloir, ajoutait-il, il fallait parfois avoir le courage de s’arrêter… ou même de faire demi-tour.
Véra, les yeux plissés par la réflexion, restait silencieuse un moment. Puis elle reprit, presque à voix basse, comme si elle craignait de troubler l’instant :
— Tu as un exemple ? Quelque chose que tu as vécu… où tu as vu cette fenêtre bouger ?
Camillo prit une inspiration lente. Oui, il en avait un. Il en avait même plusieurs. Mais un en particulier lui revenait, clair, implacable.
— Oui… pendant la pandémie.
Il parlait doucement, mais avec cette gravité qui pesait dans chaque mot. Il expliquait comment, au début, remettre en question certaines mesures était encore toléré. Les débats existaient. On pouvait douter, poser des questions, tenter de comprendre. Et puis, peu à peu, la fenêtre s’était refermée. Ce qui était autrefois une opinion devenait une hérésie. Douter, c’était être dangereux. Penser autrement, c’était être complotiste, d'extrême droite. Refuser, c’était devenir ennemi public.
Il raconta comment ses amis, Minou, Thérèse, Cléa… même Véra parfois, avaient commencé à se méfier de lui. À l’éviter. Il n’avait rien crié, il n’avait insulté personne. Il avait juste posé des questions. Mais ces questions-là étaient sorties du cadre. Elles étaient devenues inacceptables. Impensables.
— Et ce qui me frappait le plus, dit-il en la regardant, c’était qu’ils ne se rendaient même pas compte que leurs réactions changeaient. Ils pensaient encore réfléchir librement. Mais la fenêtre avait bougé. Juste assez pour les faire passer de l’inquiétude au rejet, sans qu’ils en aient conscience.
Véra resta silencieuse. Elle regardait ses pieds, les mains croisées devant elle. Puis elle murmura :
— C’est effrayant. Parce qu’on ne voit rien venir.
Camillo acquiesçait doucement.
— Non… On croit juste être du bon côté.
— Et donc, celui qui n'en a pas conscience, n'imagine pas être le manipulé, et s'arroge le droit de molester son contradicteur ?
Camillo hocha lentement la tête. Véra venait de toucher le cœur du problème.
— Oui, exactement, dit-il. Celui qui n’a pas conscience d’être influencé… ne se pense jamais manipulé. Il croit défendre la vérité. Il croit agir en pleine conscience. Et c’est précisément ce qui le rend si dangereux. Parce qu’il agit avec conviction.
Il marqua une pause, puis ajouta, plus doucement :
— Et cette conviction lui donne le sentiment d’être légitime. Il ne débat plus, il corrige. Il ne contredit plus, il discrédite. Il ne discute pas, il accuse. Il ne voit pas qu’il devient violent — pas forcément physiquement, mais symboliquement, moralement. Il se donne le droit de faire taire, d’humilier, de rejeter. Parce qu’il croit défendre le bien.
Véra semblait songeuse. Son regard se perdit un instant vers les lumières du quai.
— Et toi, tu étais le contradicteur…
— Oui. Et j’ai vu leurs visages se fermer. J’ai senti leur agacement monter. Je suis passé de "Camillo, l’ami un peu original" à "Camillo, le danger". Mais je n’avais pas changé. Ce qui avait changé, c’était le cadre. Ce qu’on pouvait dire. Ce qu’il était encore permis de penser.
— Et eux, reprit Véra lentement, ils ne s’en rendent même pas compte…
— Non, répondit-il. Et c’est peut-être le plus grand triomphe du mécanisme : rendre les gens complices sans qu’ils le sachent. Les transformer en gardiens... d’une prison qu’ils croient être un refuge.
Camillo s’était arrêté un instant pour regarder Polux flairer les feuilles mortes. Le silence qui régnait entre lui et Véra était chargé d’une pensée encore inachevée. Puis, sans la regarder directement, il reprit doucement, comme s’il poursuivait une conversation intérieure.
— Tu sais, Véra… le manipulé, c’est rarement celui qu’on croit. Ce n’est pas celui qui pose des questions ou qui doute. C’est celui qui s’emporte. Qui réagit avec une violence émotionnelle soudaine. Qui hurle. Qui s’indigne sans nuance. C’est souvent lui, le plus profondément enraciné dans le système. Il croit défendre la vérité, mais il ne fait que rejouer ce qu’on a programmé en lui.
— Comme l’hypnotisé à qui l’on a soufflé une consigne : au signal, tu t’énerves. Et il s’exécute, sans jamais soupçonner que cette réaction n’est même pas la sienne.
Véra fronça légèrement les sourcils, attentive.
— Celui qui a conscience du processus, poursuivit Camillo, il se tait souvent. Il observe. Il encaisse. Il sait qu’il n’aura pas les mots pour convaincre. Parce que tant que l’autre n’est pas lui-même entré dans un début de prise de conscience, toute tentative de dialogue est inutile. Tout ce qu’il dira sera retourné contre lui, réduit, ridiculisé ou diabolisé. On l’accusera de vouloir semer le trouble, alors qu’il tente simplement de montrer l’angle mort.
Il s’arrêta quelques secondes, regardant Polux s'en aller en trottinant.
— On ne peut pas faire évoluer une conscience de force, dit-il enfin. Elle ne se transforme que de l’intérieur… quand le moment est mûr.
Véra marchait en silence depuis quelques instants, puis elle s’arrêta, pensive, et demanda à voix basse, comme si elle craignait d’éveiller quelque chose de fragile :
— Et comment on fait, Camillo… pour sortir du conditionnement ?
Camillo sourit tristement. Ce n’était pas la première fois qu’on lui posait cette question, mais rarement avec autant de sincérité. Il prit une inspiration, puis répondit doucement :
— Il faut d’abord accepter qu’on puisse l’être. C’est le plus dur. La plupart des gens ne dépassent jamais ce cap. Ils préfèrent croire qu’ils pensent librement, qu’ils ne sont influencés par rien. Mais la liberté intérieure commence quand on reconnaît qu’on ne l’est pas encore.
Il marqua une pause, ses yeux fixés sur le sentier.
— Moi, j’ai commencé par jeter ma télévision à la poubelle. Littéralement. C’était radical, mais nécessaire. Ensuite, j’ai quitté les grands médias. Plus aucun canal qui me soit imposé. Je choisis désormais mes sources d'information. Je les vérifie, je les croise. Et au moindre doute, je les abandonne. Aucun média, aucun expert, aucun discours ne mérite ma confiance aveugle.
— En suite, observer nos émotions, celles qui provoquent des réactions fortes, disproportionnées. C'est un très bon outil d'évaluation.
ll faut réapprendre à penser par soi-même. Et ça, personne ne le fait à ta place.
Véra l’écoutait attentivement. Polux trottinait devant eux, insouciant.
Camillo poursuivit, d’un ton plus grave :
— C’est un chemin exigeant. Il ne s’agit pas de tout rejeter, mais de ne plus rien gober sans questionner. Il faut réapprendre à penser par soi-même. Et ça, personne ne le fait à ta place.
... Le plus douloureux, c’était de voir ses amis — Minou, Thérèse, Cléa, même Véra parfois — défendre bec et ongles ce système, comme s’ils en étaient les gardiens. Mais des gardiens inconscients, conditionnés à coups de communiqués, de statistiques ultra calibrées, convaincus de lutter pour le bien, alors qu’ils participaient à la violence du silence imposé. C’était le programme qui s’exprimait à travers eux. Une mécanique bien huilée. Camillo les observait, triste, lucide. Ils étaient devenus de bons soldats obéissant à des ordres insoupçonnés. Suivre les consignes, et combattre les récalcitrants. Pour renforcer la division, sans imaginer qu'elle profitait à ceux qui règnent. Au détriment de la liberté, de TOUS. Au nom de l'intérêt public.
Difficile pour celui qui a tenu ce rôle de l'admettre quand il le réalise. La prise de conscience ne vient pas doucement : il résiste, il cherche une cohérence là où les pièces ne s’emboîtent plus. Jusqu'où est-il allé ? Qu'a-t-il accepté ? Camillo, lui, lui souhaitait bonne chance.
— « Tu crois qu’il reviendra un jour ? » demanda-t-elle enfin.
Camillo haussa légèrement les épaules. Son regard était devenu doux, mais résigné.
— « Peut-être. Mais pas tant qu’il pensera que revenir, c’est s’humilier. Il faut qu’il comprenne que revenir, c’est grandir. Mais il n’en est pas là. Pas encore. »
Ils restèrent là, tous deux dans le silence du crépuscule, entre lucidité et tendresse, là où les vérités les plus douloureuses peuvent enfin commencer à cicatriser.
Camillo eut un sourire doux, presque attendri.
— Mais c’est là que ça coince, justement. Ce mot : consensus. Il ne veut plus dire discussion, il veut dire alignement. Et toute voix qui ne s’aligne pas devient suspecte. On n’a plus le droit de douter. De temporiser. À peine on questionne, et on est rangé avec les complotistes, les irresponsables, les dangers publics…
Il faisait tourner son verre du bout des doigts, les yeux dans le vide.
— Je ne te demande pas d’être d’accord, Bibi. Je ne l’ai jamais fait. Je t’ai juste toujours demandé de me laisser ce que je laisse aux autres : le droit de penser. De douter. De chercher.
— Trop de gens ont compris, murmura Camillo. Et quand on a compris, il n’y a plus de retour en arrière possible.
Il parla alors du film Matrix, de la scène fondatrice. Le choix entre la pilule rouge et la bleue. Il expliqua pourquoi Keanu Reeves, dans le rôle de Neo, avait pris la pilule rouge — celle qui révèle le réel, même s’il est dur, même s’il dérange. Prendre la bleue, c’était rester dans l’illusion. Prendre la rouge, c’était renoncer au confort du mensonge pour se confronter à la vérité nue.
Caroline comprenait. Elle aussi avait choisi. Pas par bravade, mais parce qu’elle n’avait pas pu faire autrement.
Ils savaient tous deux que ce ne serait pas facile. Qu’il n’y aurait pas de victoire claire, ni de chemin tout tracé. Mais s’il fallait s’aligner, alors ce serait à cette vérité-là. Celle qui dérange, qui divise, mais qui sauve une part de soi.
Le monde changeait. En bien ? En mal ? Ils n’en savaient rien. Mais il changeait. Et ce changement, ils voulaient l’accompagner — avec lucidité, avec courage. Vers toujours plus de vérité.
...