A l'ère de réseaux sociaux et des algorithmes, sommes-nous vraiment maîtres de nos opinions ?
En 1988, Noam Chomsky et Edward S. Herman publiaient La Fabrication du consentement, un ouvrage qui a marqué les esprits en analysant comment les médias de masse influencent les opinions publiques dans les démocraties modernes. Leur thèse centrale est simple mais percutante : les médias, loin d’être des vecteurs neutres d’information, agissent comme des outils de propagande au service des élites économiques et politiques. Ils façonnent les perceptions collectives pour obtenir le consentement des masses à des politiques qui ne servent pas nécessairement leurs intérêts. Près de quatre décennies plus tard, à l’ère des réseaux sociaux, de l’intelligence artificielle et de la désinformation généralisée, il est légitime de se demander : où en sommes-nous aujourd’hui ? Sommes-nous vraiment à l’origine de nos opinions ?
Le modèle de la propagande : une grille toujours pertinente
Chomsky et Herman décrivent dans leur ouvrage un "modèle de propagande" structuré autour de cinq filtres qui déterminent ce qui devient une "information" dans les médias traditionnels :
La propriété des médias : les grands médias appartiennent à des conglomérats ou à des milliardaires, ce qui oriente les récits en faveur de leurs intérêts économiques.
La dépendance aux revenus publicitaires : les médias doivent plaire aux annonceurs, ce qui influence le contenu pour éviter de froisser les grandes entreprises.
La dépendance aux sources officielles : les journalistes s’appuient souvent sur des sources gouvernementales ou institutionnelles, ce qui limite les perspectives alternatives.
Les pressions extérieures : les "flak" (critiques organisées) découragent les médias de s’écarter des narrations dominantes.
L’idéologie dominante : une vision du monde, comme l’anticommunisme à l’époque de Chomsky ou le libéralisme économique aujourd’hui, sert de cadre implicite aux récits médiatiques.
Ce modèle, bien qu’élaboré dans un contexte pré-numérique, reste d’une actualité frappante. Les grands médias sont toujours concentrés entre quelques mains – pensons aux géants comme Comcast, Disney ou Murdoch’s News Corp. Les annonceurs continuent d’exercer une influence, et les sources officielles, qu’il s’agisse de gouvernements ou d’experts institutionnels, dominent encore les récits médiatiques. Mais l’émergence d’Internet et des réseaux sociaux a complexifié le tableau.
L’ère numérique : une illusion de liberté ?
Avec les réseaux sociaux, on pourrait penser que la fabrication du consentement est moins efficace. Après tout, chacun peut désormais publier, partager et accéder à une multitude de points de vue. Pourtant, les plateformes comme X, Facebook ou YouTube ne sont pas des espaces neutres. Elles sont régies par des algorithmes qui privilégient l’engagement, souvent au détriment de la vérité ou de la nuance. Les bulles informationnelles (ou "filter bubbles") enferment les utilisateurs dans des écosystèmes où leurs croyances sont constamment renforcées. Loin de libérer les esprits, ces plateformes peuvent amplifier la manipulation en personnalisant les contenus pour correspondre aux biais de chacun.
Si Chomsky pointait du doigt les médias traditionnels comme des filtres de l’information, les réseaux sociaux introduisent un nouveau filtre : la viralité. Une idée fausse mais émotionnellement chargée peut se propager plus vite qu’une analyse rigoureuse. Les campagnes de désinformation, qu’elles soient orchestrées par des gouvernements, des entreprises ou des groupes d’influence, exploitent ces dynamiques pour façonner l’opinion publique.
Sommes-nous à l’origine de nos opinions ?
Cette question est au cœur de la réflexion. Chomsky soutient que nos opinions sont souvent le produit d’un environnement informationnel contrôlé. Aujourd’hui, cet environnement est plus fragmenté, mais pas nécessairement plus libre. Les algorithmes, en nous proposant du contenu adapté à nos préférences, nous donnent l’illusion d’un choix autonome. Pourtant, ces choix sont orientés par des systèmes conçus pour maximiser le temps passé en ligne, pas pour éclairer.
Et maintenant, que faire ?
Si la fabrication du consentement est toujours à l’œuvre, comment pouvons-nous reprendre le contrôle de nos opinions ? Voici quelques pistes :
Diversifier ses sources : aller au-delà des médias mainstream et des algorithmes personnalisés, en consultant des sources primaires ou des médias indépendants.
Exercer un esprit critique : questionner les intentions derrière une information, vérifier les sources et croiser les perspectives.
S’éduquer sur les biais : comprendre comment nos émotions et nos croyances influencent notre réception de l’information.
S’engager dans le débat public : participer à des discussions ouvertes, en ligne ou hors ligne, pour confronter ses idées à celles des autres.
Conclusion : un défi toujours actuel
L’analyse de Chomsky reste un outil puissant pour comprendre comment nos opinions sont influencées, mais le paysage médiatique a évolué. Les mécanismes de contrôle sont devenus plus subtils, cachés derrière l’apparence d’une liberté d’information sans précédent. En 2025, alors que les crises globales – climatiques, sociales, économiques – s’intensifient, il est plus crucial que jamais de se demander : mes opinions sont-elles vraiment les miennes ? Ou suis-je, sans le savoir, le produit d’un système conçu pour obtenir mon consentement ? La réponse à cette question exige une vigilance constante et un effort actif pour s’émanciper des filtres qui façonnent notre vision du monde.
Cet article invite à la réflexion sans prétendre détenir toutes les réponses. Et vous, que pensez-vous de l’influence des médias sur vos opinions ?
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